Virginie Bégaudeau, éditrice et fondatrice des éditions Jeanne & Juliette, poursuit sa série d’articles dans nos colonnes. Après avoir exploré l’histoire et les héroïnes qui peuplent nos romans, elle nous propose aujourd’hui une réflexion originale sur le roman-feuilleton, ce format littéraire que beaucoup pensaient disparu. Si, il y a une vingtaine d’années, on avait dit à un lecteur lambda que le bon vieux feuilleton allait refaire surface, il aurait probablement haussé les épaules… à tort ?
Le feuilleton littéraire ? Ce truc de grand-mère, avec des épisodes publiés dans les journaux et des héroïnes en crinoline ? Et pourtant, aujourd’hui, le feuilleton est bien là, bien vivant, même. Évidemment, il a changé de costume : il se déguise désormais en posts Instagram, en chapitres Wattpad, ou en sagas imprimées qu’on dévore en une nuit ou qu’on fait durer juste pour le plaisir. Bref, le feuilleton revient, mais version 2.0.
Ce retour ne vient pas de nulle part. Il répond à une époque qui carbure au rythme. Une époque où l’on lit entre deux stations de métro, où l’on adore les cliffhangers autant que les révélations de fin de saison. Aujourd’hui, la lecture n’est plus seulement un moment solitaire et tranquille ; c’est devenu un espace d’échange, de réaction, presque de mise en scène. Et finalement, n’est-ce pas exactement ce que faisaient déjà les feuilletons du XIXe siècle ? Donner à lire, certes, mais surtout donner à attendre, à commenter, à partager.
Un vieil amour qui n’avait jamais vraiment disparu
On a souvent tendance à enterrer trop vite les anciens formats. Le roman-feuilleton, par exemple, semblait définitivement relégué aux classiques de Balzac, Dumas ou Eugène Sue. Pourtant, il n’a jamais réellement disparu. Certes, il s’était éloigné des colonnes des journaux, supplanté peu à peu par la télévision, puis les séries.
Mais le désir de suivre une histoire sur le long terme est resté intact chez les lecteurs. Il s’est simplement réfugié ailleurs : dans les grandes sagas historiques, les romans policiers aux héros récurrents, ou encore dans les cycles de fantasy. Et aujourd’hui, cette envie explose à nouveau grâce au numérique, aux réseaux sociaux, et à une génération de lecteurs qui a grandi avec Netflix.
Le numérique, rampe de lancement du feuilleton moderne
C’est sans doute ici que tout a basculé. L’arrivée de plateformes comme Wattpad, Radish, ou Webtoon (et leurs équivalents français) a ouvert en grand les fenêtres du feuilleton, laissant entrer un souffle nouveau. Soudain, tout le monde peut écrire, tout le monde peut lire. Gratuitement, par épisodes, avec la possibilité de commenter, liker, voter. C’est immédiat, participatif, addictif même.
Prenons l’exemple de After. À l’origine, une fanfiction sur le groupe One Direction, publiée en ligne chapitre par chapitre. Le résultat ? Une saga littéraire publiée en librairie, traduite, adaptée au cinéma. Le modèle est clair : écrire rapidement, publier régulièrement, et écouter les réactions immédiates du public. Nous sommes bien loin des salons feutrés de l’édition traditionnelle.
Ce phénomène a d’ailleurs permis de réhabiliter des genres longtemps sous-estimés : romance, fanfiction, fantastique, Young Adult. Mais cette fois-ci, c’est le public qui tranche. Un public majoritairement féminin, engagé, passionné. Sans doute la plus belle revanche sur le monde littéraire traditionnel : ce sont les femmes qui font revivre le feuilleton.
Une littérature savamment dosée et découpée
L’édition traditionnelle a d’abord regardé ce retour avec méfiance, puis avec curiosité. Quand un phénomène comme After vend des millions d’exemplaires, quand La Passe-Miroir déclenche des files d’attente dignes d’un concert de rock, il devient impossible d’ignorer la tendance. Les maisons d’édition se sont adaptées : elles recrutent désormais des autrices venues du web, lancent des collections spécifiques, jouent sur la notion de « saisons » littéraires. On tease les couvertures, on offre des bonus de précommande, on entretient le suspense. On crée, en somme, une véritable expérience feuilletonesque en librairie.
Des maisons comme Hugo & Cie ou Robert Laffont l’ont parfaitement compris. Elles cultivent soigneusement l’attente entre les tomes, à la manière des séries télévisées. Et le public suit, fidèle et enthousiaste, prêt à patienter des mois pour connaître la suite.
Lire en série, écrire en rythme
Ce retour du feuilleton influence également notre façon d’écrire et de lire. Les auteurs apprennent à penser en épisodes, à conclure chaque chapitre sur une révélation ou un événement inattendu. Le suspense se dose désormais comme dans une série télévisée. Quant aux lecteurs, ils s’adaptent parfaitement à cette lecture épisodique. Ils consomment par petits bouts ou dévorent une saison entière d’un coup. Ils commentent, partagent, créent des théories. La lecture devient ainsi communautaire, interactive, dynamique.
Ce qui est probablement le plus remarquable, c’est que le feuilleton n’a jamais cessé d’être populaire. Il s’est simplement transformé. Aujourd’hui, il adopte les traits d’une héroïne audacieuse dans un roman numérique, ou prend la forme d’un récit historique décliné en trilogie imprimée. Il est bien là, palpitant, fédérateur, irrésistible.
Finalement, ce que nous avions oublié, c’est que le feuilleton incarne une promesse : celle de ne pas tout dévoiler d’un coup, de laisser au lecteur le temps d’imaginer, d’attendre, de rêver entre deux épisodes. Et dans un monde où tout va très vite, cette petite attente est sans doute plus précieuse que jamais.